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Mécanique Barbare

 

Mécanique Barbare
… deux ifs règleraient la question des verticales. Je n’en ferais pas des colonnes: ces lieux  d’entre la maison et ce qui la soutient,  ces liens entre la sculpture et l’architecture. Très recherché par les sculpteurs, peut être à cause de sa très grande longévité, cet arbre, l’if, fut traditionnellement consacré au culte des morts. De plus en Inde son écorce est utilisée comme un succédané du thé. Aussi  enlevant la première peau,  quelques pensées restées dans l’ombre de mes dernières sculptures furent certainement réveillées. Les feuilles, ces deux ifs ne les avaient plus lorsqu’un ami m’en avait fait don; elles sont  recommandées pour éviter les crises d’épilepsie. Ce « mal sacré » qui vous emporte tel un chaman du coté des dieux pour aller y chercher les conseils les plus avertis. Aurais-je entendu en commençant à  sculpter ces deux troncs ce chant des sirènes obligeant Ulysse à se faire attacher au mât de son voilier? Je les voyais progressivement sous mes doigts se transformer en instruments de musique. Deviendraient-ils ceux qu’on fait vibrer avec des cordes. Ces dernières serviraient de points d’attaches. Nous ne savons jamais bien si les arrimages nous soutiennent ou nous entravent. S’ils retiennent dans le jardin des délices, ou empêchent d’aller rejoindre au moment qu’il faut  les coins d’ombre où il serait possible une nouvelle fois de frôler la Chose qui  habite au plus profond de l’être. C’est elle qui sait dicter ce qui peut de chacun se dire au plus près.
Je ne savais encore que de ces deux ifs naîtraient tous ces cordages.
Alors, le travail sur ces deux premiers troncs loin encore d’être abouti, la tempête arracha dans ma campagne un énorme tulipier de Virginie, et je me retrouvais  avec, quelle chance, au beau milieu de mon atelier, ce « déraciné ».  La seule partie  non déchiquetée de son tronc semblait propice à donner corps à un rescapé, s’érigeant après une tragédie, droit vers sa destinée. Essayait-il, lascivement ou dans la tourmente, de se défaire de ses derniers oripeaux ?  Je savais de moins en moins s’il s’agissait d’un colosse ou d’un éphèbe. Il semblait en tous cas vouloir se dire esclave  d’un corps dont il ne savait  que faire. Je ne pouvais plus dire si ce cri de la nature avait été pour moi chance ou pour lui malchance. Ou s’il s’élançait  vers un combat à mort contre tous ces ouragans que depuis toujours, du fin fond de la nature de  soi, on envie ?
      Sortant un soir épuisé de mon atelier, je redécouvris un gros noyer qui semblait sommeiller dans un coin depuis longtemps. Tronçonné dix ans auparavant, mais arrivé jusque là, on aurait pu croire qu’il puisse y jouir d’un éternel repos. Il s’imposa  assez vite qu’il serait au premier plan de l’installation. Peut être parce qu’effondré d’épuisement, brisé par on ne sait quelle tâche. Ou s’était il déjà suffisamment accompli dans une œuvre pour avoir enfin le droit  d’aller puiser dans ses rêves la grammaire de ses futurs propos ? Il est souvent très difficile de savoir s’il vaudrait mieux s’arrêter là ou donner suite pour trouver le verbe qui donnerait à la phrase en cours un tout autre sens.
Un homme se dressait là maintenant devant moi, cherchant  à se défaire des parcelles d’aubier de ce tulipier qui enveloppait encore son corps d’une mémoire. Un autre, allongé, semblait vouloir se fondre dans l’ombre du noyer centenaire qui lui laissait donc espérer retrouver dans un sommeil les forces qui demain lui seraient nécessaires. Mais ni l’un ni l’autre ne pouvait, pour l’instant, me laisser deviner  quel scénario commençait à trouver son praticable. S’agit-il d’une prise d’otages me dis-je tout à coup ? Il faudrait  pouvoir  arriver à s’en extraire. Allais-je enfin lire ce que devenait peu à peu cette figuration ?  Serait-ce à ce seul prix  que qui que ce soit puisse se l’approprier en son seul nom ? Je ne pouvais  quoiqu’il en soit deviner  qu’une allégorie en instance et qui  concernait, je l’espérais, tout un chacun. Je commençais à percevoir qu’il ne serait pas pour autant possible un jour d’y reconnaître vraiment quiconque.
        Je décidai qu’il en fallait un troisième pour trancher. Il aurait pris le temps lui d’y réfléchir. Il serait donc assis et son siège pour plus de solidité serait le tronc de son arborescence. La sève du tilleul l’aurait empli d’un certain repos, de ceux qui ne lui enlèveraient aucune vigilance.
 Il est là, d’humeur noire qui  attend, gardien du corps propre de sa solitude. En le sculptant je le voyais écouter le silence du fin fond de mes oreilles et sous les griffes de mes ciseaux ses scarifications  me faisaient trouver peu à peu les lignes d’une histoire qu’il ne se  connaissait encore pas. Il murmurait  en moi qu’il n’y avait pas à se donner tant de mal. Que le risque était surtout que je n’arrive pas à régler suffisamment la distance des points de vue. Chacun aurait trop vite fait de se réfugier dans une culpabilité qu’il  reconnaîtrait alors trop comme sienne. Le tour serait joué. Elle est tellement confortable cette culpabilité, que nous nous y sommes tous échappés jusqu’à en devenir esclaves.
Aussi tel l’ouvrier de mon œuvre en cours, je pensais tout d’abord être à sculpter là des esclaves enchaînés. Leurs entraves  apparaissaient peu à peu devenir des chaînes spirituelles, des liens avec des points d’encrage tels des mots enracinés, propices de ce fait à faire s’endormir paisiblement. Tout à coup ce sont eux qui me lâchèrent et firent me perdre dans des cauchemars où stupéfait, on trouve enfin la force de pouvoir ne plus rien faire.
 La préoccupation devint vite celle du temps qu’il faudrait pour en finir quant au regroupement qui devenait comme inévitable de plusieurs sculptures: « en finir », éternel refrain de ce qu’il y a de poignant dans la subordination du temps à la mort.
Ainsi le premier état de cette installation m’apparut pouvoir s’inscrire telle une transcription de cette vielle thématique d’un corps esclave, tellement souvent n’en pouvant plus d’une pensée inépuisable. Incarnation, la souhaitais-je, d’une impossibilité de se délivrer du corps sans rompre avec la matière comme telle.
Entre l’immobilisation et le mouvement, entre la nuit et le jour, recommençait à poindre l’entre-deux d’un éternel  repos et de ce qui se dresse au petit matin pour faire crier que la vie vaut le coup d’être vécue. Entre…
Une nécessaire prise de distance me décida alors à préciser la mesure des câbles qui me restaient de la démolition d’un vieux pont suspendu. Sur quelle autre rive me permettraient- ils  d’accéder et pour y découvrir quel peuple plus à même de savoir jusqu’où peut le mener sa barbarie ?  Mais jusqu’à décider quel point serait rejoint par quel autre je ne savais à qui ou à quoi mon sort était suspendu. Il fallut, telle une ponctuation, le jour d’une première installation, pour avancer définitivement vers le  titre qui à mon insu avait certainement guidé ce qui jusque là s’imposait à moi. Et ç’est une fois sorti du grand garage que pour « une première »  on avait mis à ma disposition, que me vint juste après quelque dernier point de suspension : « Otage, ne le suis-je que du barbare en moi-même? ». Voilà que le point  devenait celui d’une nouvelle perspective.
     Qui donc  dès lors pourrait me retenir pour que j’arrive à m’accomplir dans une langue qui m’apparaîtrait enfin suffisamment trop étrangère? C’est pourtant celle qui permettrait un jour à un spectateur de se sentir suffisamment traversé par des mots tout aussi barbares pour se laisser aller à prononcer celui qui donnerait encore plus de sens à cette histoire, à l’élaboration de cette mécanique. Sans « çà » elle se perdra en un puits sans fond. Et nous, les spectateurs et moi-même, en resterions alors vraiment à ce que doit être une terrifiante prise d’otages.
 Nous  entendrons-nous sur ce constat qu’elle est tellement rocailleuse, cette langue barbare, que nous ne savons jamais vraiment si elle est plus propice à faire se taire ou à faire parler la mécanique de l’étranger en soi? Une machinerie serait elle donc à l’œuvre?
Ou faudrait-il deviner une machination? Car serait-ce dans ces moments qu’il deviendrait possible de prendre sa propre altérité pour un simple corps étranger?
 Pour avoir le sentiment d’avancer vers une possible mise en scène, ne restait-il alors comme solution seulement celle de me soumettre à ce qui pressait encore en moi?  Peut-être depuis l’en dehors de moi. Mais il y eut bien sûr encore le surgissement de ce  qui semble toujours ou depuis toujours  retenir. Je sais que dans ces moments là il va falloir encore plus me couper de ce qui fixe au sol, de ce qui m’interdit. N’y aurait-il  plus qu’un ultime recours? S’en remettre au seul pouvoir d’une cérémonie, d’une sacralisation. D’autres diront défétichisation.

 Les vieux points d’attache voudraient-ils tellement inlassablement se transformer en  stigmates? En tatouages?  Deviendraient-ils enfin ceux que gravaient sur leurs peaux, tels des blasons, nos héros?  Ces tyrans que nous confondions de si bon cœur avec des dieux et qui ne se privaient d’aucune messe noire.

Christian Oddoux
Mécanique Barbare
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