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Déposition de croix - Mater Dolorosa

 

Larron en croix
Détail de Mater dolorosa
Personnage central de La déposition de croix
Je suis heureux qu'ici, en plein chœur de cette cathédrale Saint Lazare, cette "installation" puisse trouver tout son sens. J'ai voulu, dès son origine, qu'elle ait valeur de "figuration". Soit, une figuration de l'inhumain. Pas ici de rage animale, même si on pouvait y découvrir du bestial. CON-figuration de l'inhumain AVEC l'humain, ici réduit à son tronc. "Tronc commun" entre l'humain et l'inhumain. Cette configuration, qu'elle ne prête pas à confusion, et qu'on n'aille pas, par besoin de fuite, se laisser aller à penser qu'il y aurait là quelque goût pour le morbide.

D'ailleurs, avec nos limites de vivants, peut-on même figurer, SE figurer (entendez ici la fonction d'un réflexif) ce qu'a pu être tel ou tel autre carnage. Carnation, charnier d'il y a deux mille deux années ou d'hier. Peut-on même vraiment se le figurer "comme si on y était", même quand on en reçoit les images, activement ou passivement… ou d'hier que dis-je… d'il y a même un instant… Celui, prenons en la mesure, qui se produit là bas et en cet instant même.

Quand j'ai fait cette descente de croix, cette déposition de croix, j'ai voulu faire ma "déposition". J'espère avoir fait plus qu'une "main courante". Elle s'est imposée à moi, comme une façon de porter plainte. Jour après jour, mon métier de psychanalyste m'engage à recevoir de la plainte. C'était en 1999, nous nous trouvions en plein conflit, en plein charnier Serbo-croate.

Ca n'était que déposition d'une croix de plus, malheureusement, devant le tribunal d'un monde où la cruauté, la bestialité, apparaissent, nous sautent aux yeux d'une manière de plus en plus obscène. (Rappelons nous qu'il y a dans ce dernier terme le sens de "mauvais présage")

Ce travail, je l'ai voulu empreint d'un certain classicisme, et même s'il n'arrive pas à la cheville d'Antonnello di Messina reportez vous à ce genre de tableau, et vous y retrouverez cette tension des corps crucifiés, arqués, arque boutés par la douleur. Des corps dans l'agonie, dans une agonie, dont on peut se demander si elle laisse la moindre place encore à ce qu'on appelle "dernière pensée".

A cette "déposition de croix" que j'ai sculptée en 1999 pour la chapelle Saint Louis de l'hôpital de la Pitié Salpêtrière à Paris, j'ai adjoint, à Tournus, pour le cellier du réfectoire des moines, ces moines "pleurants".

En les cachant, ils sont là surtout pour dire les yeux justement sans les montrer. Généralement on les trouve, ces pleurants, autour des "gisants". Ces yeux cachés sont là pour mieux expliciter, démontrer, ce qu'a d'invisible le royaume du deuil et de la mort. Ces six témoins, ces six gardiens, je les avais pensés pendant un an, puis disposés comme faisant "couloir" menant, accompagnant, soutenant le visiteur dans sa progression vers ce qu'ont effectivement d'horrible ces restes d'une épouvantable torture.

Ici, avec le père Yves Bachelet, nous avons pris le parti de les disposer en hémicycle, autour de la couronne d'épines. Ils sont au fond, et font ils alors support à notre vertige ?

Cette couronne, je l'ai sculptée, telle une "pièce détachée" tout juste après la "descente"…telle un reste, vestige d'un événement, pas tout à fait ou pas tout à fait encore relique. Reste en tout cas d'une scène en regard de laquelle une décapitation paraîtrait plus minime que "capitale".

Bien sûr ça peut laisser sans voix, mais je voulais justement qu'entre les mots, parce qu'au fond, aucun ne serait de taille, entre le verbe et la chair, je souhaitais immiscer une certaine confrontation avec l'indicible d'un "réel", avec l'indescriptible, l'inavouable de l'événement. Un bon nombre de visiteurs m'en a dit : " Mais… mais alors…ça s'est vraiment passé ? "

Comme un cri, cri du cœur, ou comme pour témoigner en un seul chœur, ici dans le chœur de Saint Lazare, pour s'approcher un peu plus d'un "c'était pourtant hier". En octobre 2001, à Tournus, nous étions au lendemain du "Trade Center". C'était hier…avec l'horreur …le temps ne compte plus.

Ce qu'on ne peut plus dire, pas même parce qu'il est trop tard, ce qu'on ne peut atteindre par les mots, par les phrases, certains philosophes, proches en ça des artistes soutiennent qu'il faut alors le montrer. Pas seulement le mettre sous nos yeux, ce serait trop facile. Manière plutôt de convoquer l'autre sur la scène, pour qu'il soit un tant soit peu partie prenante. Impliquer sa participation à une mise en scène picturale, sculpturale pour qu'il place ses mots, là où restent encore "des blancs".

"Théâtrale" a écrit Don Angélico Surchamp dans la lecture qu'il a eu la bonté de bien vouloir faire de cette version du Golgotha quand nous l'avions installée dans la chapelle de l'hôtel Dieu à Tournus.

La CROIX: "C'est la direction radicale, écrit Patrick Grainville, l'axe du monde que les poteaux et piliers sacrés de toute les cultures ont produit. Elle souligne l'excès, l'énormité du corps, elle en révèle tous les ressorts cabrés, nerfs organes, fuseaux, tendons percés, exaspérés."

La CROIX, ici au chœur de cette cathédrale, souhaitons quand même qu'elle n'ait pas fonction de paratonnerre. Qu'elle laisse se faire le court-circuit entre l'image et l'inimaginable
.
L'inimaginable de cette violence assiégeant, squattant le cœur des êtres partout en ce monde. Aussi, disais-je, c'est d'inhumain qu'il s'agit. D'immonde disent certains… Savent ils qu'ils ont raison ? Peu de chance d'ailleurs de se tromper, ça crève tellement les YEUX… Et pour dire encore plus cette disparition des YEUX… il y a, vous l'avez remarqué la disparition des VISAGES. L'évanouissement des visages. Aucun visage, sauf à n'être qu'un assemblage de trous, et même sûrement qu'un seul trou, ne serait ici à la mesure, à la dimension de la douleur dont il est question.

Peut-être que ça crève les yeux… parce qu'il ne s'agit plus seulement de se voiler la face. Les auteurs n'ont plus même à être dévoilés, peut-être parce qu'on les connaît depuis toujours. Alors ça, sous nos yeux, peut-être que ça nous dévisage et la décollation s'impose-t-elle pour que ça nous décolle de l'assurance que nous ne serions en rien responsables. Même si ça n'est qu'un instant, avant peut-être de fermer les yeux, regardons les choses en face, puisqu'il ne s'agit en rien ici d'un simple "tête à tête".

J'ai voulu qu'au plus on se sente impliqué, que ce soit en un point ou un autre de ce polyptyque. J'aimerais que dans chacun des intervalles de ce qui est là, avec la couronne, plus qu'un triptyque, une "trinité", chacun puisse rencontrer son silence. Pas le "tacéo" latin, rien n'est fait ici pour se taire. Pas non plus un silence assourdissant comme il en est côté tortionnaires. Le "siléo" celui du faire silence. Faire ce qu'il faut pour se laisser creuser, sculpter par le silence, pour y trouver éventuellement cet espace que vient chercher en certains lieux, comme ici, celui qui se trouve pris du besoin d'oraison. Celui aussi épris du besoin d'extraction de ce qui se tient tapi, enfoui au fin fond de la matière, comme au fin fond de l'obscurité de la nuit des temps.

Le tronc me suffit comme support d'une écriture, ici de l'écriture du corps mis en pièces. Le tronc, dans les recoins d'églises est, il me semble, un appel à l'offrande de quelques pièces, au laisser aller, un remède à l avarice.

Aussi ce qu'on lui trouve ici ajouté, à ce tronc, vous apparaît-il, du coup, comme en trop, comme en plus?

Les prothèses en acier, il est vrai, font toujours froid dans le dos. Elles viennent pourtant, quoiqu'il en soit, toujours après, après le CRI de celui à qui on brise le cœur ou les jambes. Un grand psychanalyste a dit que "le cri fait le gouffre où le silence se rue." Le tronc suffit, dans la beauté, la vérité naturelle qu'il offre. La tête qu'on y ajouterait empêcherait-elle alors, comme l'a écrit Claude Louis Combet, pour mon catalogue, empêcherait-elle "que chacun ne puisse que reconnaître un des visages de son être dans cette absence même de visage dont ainsi et par abstraction la sculpture se pare". Peu sont restés avares de réflexions, et rien qu'en ça, j'ai toujours été largement payé.

"Je me sentais au plus seul, me dit un patient, je marchais, complètement perdu, désarrimé de toutes parts… Je suis rentré dans une église, je ne vais jamais dans les églises. Tout à coup j'ai perçu un silence, j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Je ne sais plus si j'avais chaud ou froid. J'ai pleuré.

Chaud et froid. Opposition, apposition du bois à l'acier, contradiction entre ce qui reste encore doux et vivant avec la raideur cadavérique. L'un comme l'autre, remarquez le quand même, polis jusqu'au soyeux. "Comme un daim d'amour" m'a écrit Patrick Grainville……Mais c'est aussi de haine qu'il s'agit, ne nous y trompons pas.

Après un bon nombre d'allées et venues, devant ces trois temps de ce que j'appelle, depuis, un même événement, un des aliénés de la Pitié Salpêtrière, en permission, comme on dit, et qui errait tous les après midis dans la chapelle, me crie: " Mais des trois, des trois, c'est laquelle la vraie histoire? "

Je suis resté interloqué… Je suis retourné à mes classiques. Je suis tombé en premier sur Mantegna. Au pied de la croix les centurions jouent aux dés la tunique. Je me laisse aller ici à penser que ce serait la couronne…Et puis il y a ce groupe, que j'ai d'abord pris pour des pleurantes, des pleureuses… En fait, debout les mères, tenez, tenez debout. Enfantez quand même ! Les bras m'en tombent. C'est un "Mater dolorosa"! Les bras lui en tombent, nous en tombent. C'est un groupe, lui, elle, nous. On ne sait plus vraiment qui soutient l'autre. D'ailleurs c'est plutôt d'insoutenable qu'il s'agit.

L'insoutenable toujours mêlé au sentiment d'effroi, C'est ce qui, une fois les yeux détournés, fermés, vous regarde encore. ça vous habite jusqu'à la moelle des os. Comment en effacer la trace sans laisser derrière soi la trace de l'effacement de cette trace qui maintenant vous colle à la peau et dont on ne peut donc que se demander si un jour elle sera autrement qu'indélébile. Combien de fois faudra-t-il se rendre ? Combien de fois faudra-t-il s'accepter tout au bord de s'avouer vaincu ? Combien de fois, comme en un éternel rituel, faudra-t-il se rendre "au pardon" là-bas sur la colline faite de l'entassement des "souffre douleur" de tous ces siècles devant lesquels nous courrons comme en fuite ? Alors arrêtons-nous, ne serait-ce qu'un instant, devant ce qui, ici, n'est pas plus qu'un : " PRIERE DE REGARDER "


Christian Oddoux
Texte de l'allocution prononcée lors de l'inauguration de l'exposition en la cathédrale d'Autun le 24 mars 2002